LA TURQUIE DU PRESIDENT ERDOGAN - UNE REPUBLIQUE NEO-OTTOMANE? Par Mark Bailey (Présentation)

 

 mark bailey

Mark Bailey

 

La Turquie du Président Erdoğan - une République néo-ottomane?
Présentation aux Agents ex-MAECI
22 janvier 2021


Depuis quelques années l’on parle d’un supposé plan stratégique des autorités de la Turquie – surtout du Président Erdoğan – à rétablir une zone d’influence turque dans les pays du Moyen Orient ayant fait auparavant partie de l’ancien empire ottomane. Il est certes incontestable que l’activité turque dans ces pays – que ce soit diplomatique, commerciale, culturelle ou militaire –s’est accrue de façon remarquable depuis l’arrivée au pouvoir de Erdoğan. Toutefois, pour comprendre les objectifs de cette activité, il faut examiner l’histoire récente de la Turquie et sa situation domestique actuelle, ce que je propose de faire aujourd’hui.

Ma première visite à Ankara remonte au printemps 2004. Avec des collègues danois et canadiens, nous essayions de convaincre la Turquie de l’utilité d’une organisation de coopération dans le domaine de la sécurité au Moyen Orient. Notre interlocuteur turc a commencé sa réponse en lisant une affirmation très ferme, sur ordre disait-il, de la haute direction du ministère, comme quoi la Turquie n’était point un pays du Moyen-Orient, mais un pays EUROPÉEN, et nous ne devrions jamais l’oublier. Mais il a reconnu que son pays est quand-même voisin du Moyen-Orient, et donc la Turquie pourrait souscrire à l’idée d’une telle organisation, et y participerait en tant que pays extérieur au Moyen-Orient.

Aucun diplomate turc ne ferait une telle déclaration aujourd’hui. Qu’est-ce qui a changé entretemps? Ce n’est pas le gouvernement – Erdoğan et l’AKP était déjà au pouvoir depuis un an et demi, et sur beaucoup de plans ils continuaient à mettre en œuvre les politiques de leurs prédécesseurs. C’est surtout le cas des politiques économiques – ils ont continué à exécuter fidèlement le plan de redressement appuyé par le FMI, la Banque mondiale, l’Union Européenne, et d’autres financiers, avec des résultats très positifs. Les investisseurs venaient nombreux, y compris des sociétés canadiennes. Sur le plan extérieur ils poursuivaient les négociations avec la Commission européenne sur une éventuelle adhésion de la Turquie à l’Union. Et quant aux pays voisins, la Turquie pratiquait une politique de « zéro problèmes », et essayait de calmer des relations longtemps difficiles, même avec l’Arménie et la Grèce – je reviendrai sur la Syrie.

Les réformes et les changements poursuivis par Erdoğan et son gouvernement à cette époque concernaient :
- D’abord, la discrimination flagrante que subissaient depuis des décennies les Turcs musulmans pieux et pratiquants de la part des autorités du pays et des élites dites « séculaires »; et
- Ensuite, la possibilité que les militaires du pays viennent encore une fois renverser un gouvernement élu pour installer une dictature, comme cela s’était déjà passé plusieurs fois dans l’histoire de la République de la Turquie.

La Turquie post-ottomane n’avait pas adopté le sécularisme tel que nous le connaissons au Canada, aux États-Unis ou d’autres pays semblables. Au contraire, ils ont adopté le modèle différent de la laïcité française. Ce modèle en France, surtout au 19e siècle, exigeait une subordination de la religion à l’état, jusqu’à devenir parfois une hostilité à toute manifestation de la foi religieuse en public. En Turquie, l’application de cette approche a créé des tensions, qui ont mené à des coups d’état militaires chaque fois que le parti au pouvoir semblait remettre le modèle en question. Et il a motivé des mesures de répression de la religion qui comprenaient dans certains cas des abus odieux des droits de la personne (exemples). Erdoğan et son gouvernement ont progressivement éliminé les diverses mesures discriminatoires, et ont agi pour réduire la possibilité d’un coup d’état militaire (procès « Sledgehammer », retraite des officiers supérieurs suspects).

Revenons à 2004. Quelques semaines après notre départ d’Ankara, le 24 avril 2004 le Chypre tenait un référendum sur le plan de paix et de réunification des Nations-Unies, dit le « Plan Annan ». Les Chypriotes turcs ont voté pour le Plan avec une majorité de 65%, mais les Chypriotes grecs ont voté 75% contre, faisant échouer un plan de paix appuyé par la communauté internationale. Qu’a fait l’Union européenne devant ce résultat décevant? Ils ont récompensé les Chypriotes grecs avec une adhésion à l’Union une semaine plus tard, et ils ont puni les Chypriotes turcs en les laissant dehors. La gifle à la Turquie, qui avait appuyé le plan de paix, a été aggravé au début de 2007 lorsque la Roumanie et la Bulgarie furent acceptées comme membres, alors qu’il était fort douteux qu’elles soient plus prêtes à l’adhésion que la Turquie elle-même. Et après son adhésion, le Chypre a systématiquement apposé son véto à l’ouverture de plusieurs chapitres des négociations avec la Turquie . . . . .

Je suis retourné à Ankara au mois d’août 2008 pour commencer mon affectation. Après un certain temps je me suis confié une tâche d’analyse et de reportage personnelle, soit de regarder de plus près cette question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Il m’était évident que c’était la clé de l’avenir de la Turquie, un avis renforcé lorsque mon collègue suédois m’a déclaré que si l’Union ne tenait pas ses promesses en acceptant la Turquie comme membre, « ce serait une faute aux proportions historiques ». Mais déjà on entendait la grogne en Turquie devant la lenteur des négociations. De plus, les déclarations de certains politiciens européens, en France, en Autriche et parfois ailleurs, que la Turquie musulmane ne serait jamais acceptée, ne faisait qu’augmenter les doutes de la population et des autorités turques sur la bonne foi et l’engagement réel des européens à mener les pourparlers jusqu’au bout.

Les négociations ont continué un certain temps, mais l’élan baissait d’année en année, et depuis 2016 il n’y a pas eu de progrès et très peu d’activité diplomatique sur ce plan. Au mois d’octobre 2020, la Commission a reconnu publiquement qu’ils sont à l’impasse. Pour les Turcs, c’était déjà le cas depuis belle lurette.

Et pendant ce temps les relations Turquie-Europe ont connu d’autres problèmes, par exemple le dossier épineux des réfugiés, et la recherche et l’exploitation des gisements de gaz naturel au large de Chypre.

Je raconte tout cela pour souligner pourquoi l’Europe n’a plus aucune influence sur les autorités turques sur les grands dossiers politiques, économiques et sécuritaires. Certes Erdoğan avait toujours des tendances autocrates, mais le processus européen et la nécessité de respecter les exigences en matière de règle de droit, la démocratie, les droits de la personne, etc. permettait de freiner ses tendances négatives sur les plans domestiques et extérieurs. Mais depuis quelques années, ces freins-là ne fonctionnent plus, et l’on voit une nette détérioration du respect des droits de la personne en Turquie, surtout en ce qui concerne la liberté d’expression et des médias, et une subordination de la justice aux souhaits de l’état.

J’ai mentionné qu’au début Erdoğan et son gouvernement s’attelaient à remettre les pendules à l’heure en ce qui concerne le respect des droits des croyants musulmans, et cela reste un élément important de sa popularité politique en Turquie. Le rejet de la Turquie par l’Europe, apparemment pour des motifs suspects de la méfiance envers la foi islamique et les croyants musulmans, combiné avec toute une série d’autres mesures européennes telle la publication des caricatures du Prophète, l’interdiction du foulard, la fermeture des mosquées, des déclarations qui associent l’Islam au terrorisme, et bien d’autres, sont ressenties par les Turcs comme des humiliations et des insultes gratuites et délibérées à leur égard. Lorsque Erdoğan répond avec des déclarations fortes et même provocatrices, il renforce son image de marque comme défenseur de l’Islam, et sa base politique en Turquie l’applaudit.

L’affirmation de l’identité musulmane de la Turquie se reflétait aussi dans ses relations avec les autres pays musulmans, en particulier les pays arabes. La Turquie était pendant longtemps complexée par la façon dont les arabes se sont ralliés à la cause des alliés pendant la première guerre mondiale, le qualifiant comme un poignard au dos. Les gouvernements turcs successifs ont négligé leurs relations avec les pays arabes. Erdoğan a renversé cette politique, et a commencé à développer de façon systématique les relations de la Turquie avec les pays arabes, musulmans et africains. Et l’AKP a renforcé ses liens avec des mouvements musulmans dans ces pays, particulièrement les Frères musulmans.

Ces deux éléments, l’échec de l’option européenne, et l’affirmation de l’identité musulmane, sont à mon avis essentiels à la compréhension du comportement de Erdoğan et son gouvernement. En fait, certains des actions qu’on qualifie comme « néo-ottomanisme » peut aussi s’expliquer comme des gestes pour exprimer la solidarité et l’amitié de la Turquie pour les autres pays musulmans, des gestes approuvés et appuyés par la base domestique politique de Erdoğan et l’AKP. Et ils démontrent aussi que la Turquie a d’autres options que l’adhésion à l’Union européenne, un message destiné autant à Bruxelles qu’à Istanbul et l’Anatolie, et bien reçu par les Turcs même si le potentiel économique des liens avec les pays arabes et africains n’a rien à voir avec l’impact d’une adhésion à l’UE.

Tournons-nous maintenant aux développements plus récents en Turquie et ses actions dans la région. Avec la fin du programme de redressement économique en 2010, les autorités turques ont petit à petit abandonné les disciplines et recettes d’une politique économique saine. Les résultats négatifs n’ont pas tardé à apparaître, et se sont aggravés d’année en année. En 2018 la Turquie a connu une grave crise économique caractérisée par une inflation grimpante vers les deux chiffres, une dépréciation de la lira turc, et un énorme déficit dans le compte courant causé principalement par des crédits en monnaie étrangère contractés par le secteur privé. C’est le très bas taux d’épargne des Turcs qui a poussé les sociétés à emprunter à l’étranger, mais le Président Erdoğan a bloqué les tentatives de la Banque centrale à y remédier en haussant les taux d’intérêt, car il croit fermement que les hausses des taux d’intérêt provoquent l’inflation! Donc depuis plusieurs années déjà l’économie turque est en difficulté, avec des hausses de chômage qui atteint plus de 25% chez les jeunes, et une inflation qui a même poussé des gens au suicide. La détérioration a continué en 2020, aggravée bien sûr par la pandémie : l’année dernière le lira a perdu presque le tiers de sa valeur contre le dollar. Les 7 et 8 novembre 2020 ont démissionné successivement le Gouverneur de la Banque Centrale et le Ministre des Finances, renforçant l’impression de désarroi dans la gestion de la politique économique, une impression pas encore renversé par leurs remplaçants. Pour illustrer l’ampleur du déclin, en 2010 pendant mon affectation, le lira turc valait environ 70 cents canadiens; ce matin il vaut 17.

Sur le plan politique Erdoğan et son parti avaient noué des relations avec Hizmet (« Service »), l’organisation de l’éminence grise de la société turque, le leader religieux Fethullah Gülen, qui vit en exil depuis plus que 20 ans en Pennsylvanie. Mais cette alliance s’est détériorée au fil des années, et est devenu une rupture totale après le coup d’état manqué de juillet 2016. Erdoğan a accusé Gülen d’avoir fomenté et organisé le coup. La perte d’une partie de sa base politique a créé un problème pour l’AKP. Pour y remédier, Erdoğan a joué la carte du nationalisme turc, et a fait alliance en 2018 avec le Nationalist Movement Party (MNP), un parti très à droite, avec des positions anti-Kurdes très dures et une méfiance générale pour les étrangers. Pour l’instant, l’opposition politique reste divisée, mais les défections de membres seniors de l’AKP (Gül, Davutoğlu, Babacan) et l’élection des nouveaux maires d’Istanbul (Ekrem İmamoğlu) et d’Ankara (Mansur Yavaş), tous les deux membres du principal parti d’opposition, laissent prévoir que le Président et l’AKP ne peuvent pas compter sur des victoires faciles dans les élections présidentielles et parlementaires en juin 2023. Les sondages récents sont alarmants pour le président : 25% de la population disent ne pas pouvoir satisfaire leurs besoins de base, 63% croient que le pays va dans la mauvaise direction, et l’appui à l’AKP est tombé aux alentours de 30%, un niveau insuffisant pour réélire le président, même en alliance avec le MNP.

Pesant sur l’économie et l’administration du pays sont les 3,6 millions de réfugiés syriens, qui constitue un lourd fardeau depuis maintenant plus que cinq ans. Le gouvernement insiste toujours qu’ils retourneront tous en Syrie lorsque la situation le permettra. Et il faut ajouter au fardeau les régions de la Syrie administrées par la Turquie suite à son intervention militaire; la Turquie y fournit la sécurité, les soins de santé et l’éducation.

Enfin, le dernier élément à mentionner concerne le conflit entre les autorités turques et les opposants kurdes du PKK (Kurdistan Workers Party), conflit qui dure depuis environ 40 ans. De 2013 à 2015, le gouvernement a mené des négociations avec le PKK en la personne de son leader emprisonné Abdullah Ocalan. Les négociations ont échoué, et le PKK a annoncé la fin du cessez-le-feu en juillet 2015. Cela dit, il y a lieu de se douter du sérieux des négociateurs gouvernementales. Erdoğan cherchait à rétablir la majorité parlementaire de l’AKP, et une campagne contre les « terroristes kurdes » est toujours populaire en Turquie. Les provocations des Forces militaires étaient multiples avant la fin du cessez-le-feu. Depuis lors les combats ont repris dans le sud-est de la Turquie. Je note en passant que le PKK figure sur la liste des organisations terroristes du Canada, des États-Unis et de l’Union Européenne.

Avec ce contexte, il devient un peu plus facile à comprendre les gestes de la Turquie sur le plan régional :
Par exemple, l’intervention turque dans le conflit syrien vise surtout à empêcher l’émergence d’une entité politique kurde, qui pourrait – tout comme le nord kurde de l’Iraq – fournir un refuge et un appui aux combattants du PKK en Turquie. La détermination de la Turquie est renforcée par le sentiment de Erdoğan d’avoir été trahi par son homologue syrien Bashar, qui s’est acharné contre les Frères musulmans et les autres mouvements et milices sunnites, qui jouissent de la sympathie des autorités turques. Et tout cela après une période de quelques années où Erdoğan avait noué des relations amicales avec Bashar, en appliquant sa politique de « zéro problèmes avec les voisins », et espérant sortir la Syrie de son isolation et de sa dépendance sur l’Iran. Cette période d’amitié a coïncidé avec mon affectation à Damas et les premières années de mon affectation à Ankara.

L’implication de la Turquie dans le conflit récent entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan est motivé par plusieurs buts importants. Les turcs ont sans doute savouré la punition à l’Arménie pour les décennies de campagne diplomatique contre la Turquie sur la question du génocide, et les attentats terroristes contre les représentants diplomatiques turcs, tels qu’ils se sont produits plusieurs fois à Ottawa et Toronto entre 1982-5. Plus important et concrète, il permet d’envisager l’élargissement du corridor de commerce et de transport de l’énergie entre la Turquie et la Mer Caspienne, dotée de réserves importantes de gaz naturel. Cela permettrait la diversification des sources d’énergie, actuellement trop concentrées sur la Russie et l’Iran. Et il signale à la Russie et à l’Iran qu’ils ne peuvent pas agir dans le Caucase sud sans tenir compte des intérêts de la Turquie.

Je termine avec quelques mots sur la Libye et la Mer Méditerranée orientale. L’intervention militaire turque en Libye peut se vanter d’appuyer les autorités reconnues par les Nations-Unies, contre une force rebelle menée par un général ambitieux. Mais je ne crois pas que c’en soit la raison principale. L’intervention turque est motivée par
- (1) son opposition à l’axe Arabie saoudite – Égypte – Émirats arabes unis, qui soutiennent le général Haftar, et son désir de soutenir le Government of National Accord, dont certains membres sont issus des Frères musulmans; et
- (2) son désir d’affirmer sa présence dans la Mer Méditerranée orientale et d’empêcher les autres pays de cette sous-région d’imaginer qu’ils peuvent décider de la gouvernance des ressources et des frontières maritimes sans tenir compte des intérêts de la Turquie, et des Chypriotes turques, comme ils ont tenté de le faire en concluant des accords sur la recherche et l’exploitation des gisements de gaz naturel. Espérons que les pourparlers entre la Turquie et la Grèce qui commenceront dans quelques jours permettront le début d’une décrispation de la situation.
Il y a plusieurs raisons pour l’opposition turque à la coalition Égypte – Arabie – Émirats, mais la plus importante est probablement la répression par ces pays des Frères musulmans et d’autres organisations semblables. N’oublions pas aussi que le Président égyptien Sisi est arrivé au pouvoir dans un coup d’état militaire, un anathème pour Erdoğan et son gouvernement, surtout parce que le coup a renversé le Président Morsi, membre des Frères musulmans. Ajoutons à cela une certaine rivalité avec ces pays – surtout l’Arabie - pour le leadership du monde musulman sunnite, qui jusqu’à la Première Guerre Mondiale était situé à Istanbul en la personne du Calife ottomane. Et plus récemment le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi dans le Consulat saoudienne à Istanbul, laissant dans le deuil sa fiancée turque, a davantage envenimé les relations.

Enfin, j’espère vous avoir éclairés un peu sur le fond des intérêts et des politiques de la Turquie. Les qualifier de « néo-ottomanisme » cache beaucoup plus qu’il ne l’explique, surtout si l’on considère que la Turquie est maintenant plus isolée que jamais, avec seuls l’Azerbaïdjan et le Qatar comme pays amis plus ou moins fiables. Pour l’instant, l’on ne peut pas qualifier d’amis ses alliés de l’OTAN. Il n’est pas question d’une zone d’influence « néo-ottomane » au Moyen-Orient, ni maintenant, ni dans l’avenir prévisible.