VOYAGE AU RWANDA - JUILLET 2018 Par Henri Bigras (Article)

 Bigras.png

Henri Bigras

Si marcher Compostelle pendant deux semaines en juillet 2017 a permis un bilan personnel réconfortant, parcourir en 2018 le Rwanda en famille le fut encore plus. C'était un très vieux projet pour les 12 ans de Maïka, notre petite-fille. Notre fils Éric n'y était pas retourné depuis 1983, 35 ans. Voyage extraordinairement réussi. Je vais essayer d'être factuel et réaliste. J'ai été un peu ébloui par les constats. J'ai donc essayé de confirmer par des informations les plus objectives disponibles mes coups de cœur. Je vous laisse donc apprécier.

Mes séjours antérieurs au Rwanda
J'ai d'abord séjourné au Rwanda de 1967 à 1969, comme professeur volontaire au Collège Saint-André, et responsable du SUCO pour le Rwanda et le Burundi. Marrié à une rwandaise fin 1968, mes liens avec le Rwanda se sont peu à peu amplifiés.
Responsable du Programme Rwanda de la Coopération Canadienne de 1974 à 1976, j'y ai alors effectué plusieurs missions dans le cadre d'un ambitieux projet de construction de locaux d'enseignement et laboratoires pour l'Université Nationale du Rwanda.
J'y suis retourné de 1981 à 1983 comme Premier Secrétaire et Consul, procédant à l'ouverture du Bureau de l'Ambassade du Canada à Kigali, au développement notamment au projet de mise en valeur d'un projet de riziculture au Mutara, malgré les résistances des autorités de l'Acdi, consciente du peu de connaissances et d'expertise ne la matière. Ce projet s'est avéré, malgré les résistances, un grand succès dans le cadre de plusieurs autres projets semblables à travers le pays.

De retour en 1996, dans le cadre du problème de logement, lié au retour des réfugiés hutus qui rentraient de RDC. Le Gouvernement ayant décidé de respecter les droits de propriétés antérieurs à 1994 de ces réfugiés. J'ai alors constaté l'ampleur des dégats résultants du génocide. Non seulement environ 800,000 personnes ont été tués, mais les génocidaires se sont acharnés à tout détruire avec une rage inimaginable. Ils ont fait avec des machettes, des marteaux et des houes plus de dégats que les combats avec des fusils. À Kigali et Gitarama notamment, même le sol en ciment des maisons avait été réduits en tout petits gravats.

Kigali
J'étais retourné en 2011 pour un mariage de la fille d'une amie rwandaise avec un canadien. Mais ce dernier voyage fut rapide, surtout centré autour de quelques visites familiales et cérémonies du mariage. Trop rapide et social pour laisser un souvenir très précis.Cette fois, nous y avons séjourné deux semaines et la ville de Kigali m'est apparu tellement différente... Partout, partout, des constructions d'immeubles résidentiels, commerciaux et même industriels. Heureusement, avec l'aide d'une amie, un chauffeur nous conduisait. Sur le site suivant, il est possible de visualiser des images récentes, donc de constater. http://satellites.pro/Rwanda#-1.964283,30.099381,18

Kigali, à mon grand étonnement, est peut-être dans le sillage (avec un retard encore important, quand même) de villes comme Nairobi et Kampala malgré les destructions indescriptibles de 1994, que j'avais constaté de visu en 1996 lors d'une mission spéciale liée au retour du Congo des réfugiés hutu suite à la prise du pouvoir par le FPR. Kigali était encore une super catastrophe alors. À vous de juger le résultat des 22 dernières années. La ville est très propre (sacs de plastique prohibés), bien entretenue et dynamique. Beaucoup de richesses mais encore une classe moyenne besognante et, évidemment, des moins nantis encore trop nombreux, à la limite de la pauvreté. La circulation automobile est très dense. Les taxis nombreux. Les motos taxis encore plus et ne respectent pas vraiment les règlements malgré la réputation très autoritaire pour la discipline des policiers et dirigeants rwandais. En périphérie de la ville, de nombreuses bicyclettes taxis (un carré de mousse sur le porte bagage de la roue arrière) circulent dangereusement en bordure de route.

Musees
Notre première destination hors Kigali fut Nyanza pour visiter le Musée de l'histoire ancienne. Puis le musée ethnographique de Butare, initié en 1955 par le roi des Belges, Beaudoin. Dans la cour nous avons retrouvé, selon l'information obtenue, une résidence traditionnelle construite il y a 70 ans par le grand-père de Béatrice. Incroyable. Elle a certainement été rénovée tellement elle semblait en bon état. Puis nous avons rencontré, en banlieue de Butare, une tante maternelle, religieuse âgée et retraitée, toute souriante de nous revoir avec Éric et Maïka.

Le lendemain, direction parc de Nyungwe, forêt tropicale humide, réserve naturelle, poumon écologique du Rwanda, avec ses nombreux oiseaux et singes La principale autre attraction touristique reste le spectaculaire pont suspendu au dessus des arbres de la forêt Nyungwe qui est bien le clou du spectacle. Pour le panorama qu'il offre mais aussi pour les tremblements qu'il provoque dans les jambes. Je ne suis pas du tout sujet au vertige, mais il faut avouer que marcher sur ce pont non rigide se balançant dans tous les sens à chaque pas a vraiment le don d'accélérer le rythme cardiaque. Ses 170 mètres de long, étroit de moins d'un mètre, avec les mains sur les câbles, m'ont un peu mis les jambes en trémolo. Les nombreuses et étroites sections retenues par des câbles, 60 mètres et plus au dessus de la cime des arbres, se balancent dans tous les sens à chaque pas. Cela accélère effectivement le rythme cardiaque. Certaines, Maïka et son amie Keïsha, prenaient un malin plaisir à le faire osciller. Mais la vue unique et le panorama en valait l'expérience.

La route entre Butare et Nyamasheke était en rénovation et bitumage. Encore un projet réalisé par les chinois sur financement international Les routes entre les villes de l'intérieur sont reconstruites asphaltées ou en construction, toujours par des entreprises chinoises.(Tout comme la route Kayanza-Kagitumba, route menant au Parc de l'Akagera et en Uganda.) Mais la route vers Gisenyi, suivant le lac Kivu, jadis une expédition impossible, est maintenant asphaltée, pittoresque, panoramique, etc. Comme nous n'avons pu trouver de logement à Gisenyi, nous avons pour suivi et dormi a Ruhengeri. Une expédition, qui aurait duré de nombreux jours il y a peu, a été réalisé en une journée. Et, comme à Butare, nous avons dormi dans un hôtel possédé par des religieuses. Je soupçonne les communautés religieuses canadiennes et européennes d'avoir recyclé la vente de leurs biens immobiliers au Canada et Europe au profit de la pérennité de leurs communautés au Rwanda. Simple hypothèse de ma part!

Parc Akagera
Puis, pour la première fois en 50 ans d'Afrique, j'ai fait un vrai safari, au parc de l'Akagera, avec chauffeur et vaste tout-terrain avec toit ouvrant pour observer les animaux en toute sécurité.

Dès le départ, notre guide a repéré un léopard. Chance unique puisque c'était seulement la deuxième de sa carrière qu'il avait cette chance. Il faut avouer que le camouflage du léopard est impeccable. Et le léopard imperturbable, immobile, hautain, certain d'être invisible parmi les hautes herbes. Même sur une photo, il est difficile à identifier.
Puis les animaux ont défilés. Hippopotames, crocodiles, zèbres, girafes, buffles, impalas, oribis, éléphant. Beaucoup d'oiseaux exotique. Beaucoup mieux que ce que j'avais observé lors de mes séjours antérieurs. Le parc a été réduit d'environ la moitié suite au retour des réfugiés avec leurs troupeaux de vaches en 1994. Mais il m'a semblé plus grand parce que mieux exploité. Il est maintenant complètement entouré d'une clôture infranchissable pour séparer troupeaux sauvages et domestiques. Et cela semble fonctionner parfaitement. Une réussite.

Nyamata
Initialement, nous avons visité le monde rural dans la région de Nyamata. D'abord une école privée primaire subventionnée par une ONG américaine. Excellente initiative, très bien menée. Mais une goutte d'eau pour favoriser l'amélioration de l'enseignement primaire dans cette région. Les écoles publiques n'ont pas accès aux mêmes ressources. Puis visite d'une coopérative de travailleurs agricoles associés à des propriétaires terriens où chacun semble en tirer de grands bénéfices. Les coopérateurs y trouvent un salaire assuré en plus de leur propre terre personnelle. Et ils bénéficient de la coopérative pour recevoir conseils, encadrement et support mutuel, les risques de la qualité de la récolte étant assumés par les propriétaires.

Les paysans du Rwanda, comme ailleurs dans le monde rural africain, n'ont que très rarement accès à l'électricité et l'eau courante. Le réchauffement climatique les affecte. Une amélioration très lente.

Béatrice est retourné à Mushishiro, revoir la terre de son grand-père et de son père. Elle n'avait pas osé y retourner depuis 1962, 56 ans, pour ne pas créer de remous. Elle s'est informé s'il était possible d'identifier un personne contact pour renouer le lien brisé. Nous avons été dirigé vers une dame qui vivait seule sur une petite propriété avec sa vache. La rencontre fut magique. Elles sont tombées dans les bras l'une de l'autre, très émues, les yeux humides. La mère de la dame les gardait quand Béatrice, tout jeune enfant, séjournait à cet endroit dans son enfance. Les souvenirs étaient peut-être un peu confus, après près de 60 ans, mais les émotions très grandes.

Son grand-père avait une grande propriété plantée d'arbres fruitiers et son père un domaine forestier qui furent perdus sans compensation lors des événements qui, à partir de 1968 ont amené le départ massif de tutsi vers les pays voisins, qui a abouti au génocide de 1994 et la prise du pouvoir par le FPR.

Plusieurs membres de l'Église catholique, au nom de "La Doctrine Sociale", auraient favorisé les violences au Rwanda à partir de 1958 jusqu'au génocide de 1994. Plusieurs témoignages entendus vont dans ce sens. Les gouvernements issus de ces violences furent pire que les précédents, favorisant des familles et des régions au détriment de l'intérêt national et paralysant le développement du pays.

Le nouveau Gouvernement insiste pour l'oubli des tensions ethniques, l'engagement à éliminer toute référence à l'ethnicité, et la mise en avant d'une seule identité officielle, celle d'être tous rwandais et égaux. Ce qui ne veut pas dire qu'en privé, la majorité n'a pu encore oublier les séquelles des problèmes ethniques historiques.

Développement
L'essor économique actuel est palpable, avec un choix plus capitaliste que socialiste. De nombreux rwandais semblent de retour au pays pour investir leurs économies réalisées à l'étranger, avec des retombées qui semblent évidentes sur l'ensemble de la population. Mais sans enrayer la pauvreté encore évidente dans ce pays enclavé.
Pendant mon récent séjour la confirmation du chemin de fer électrique entre Dar es Salaam et Kigali et l’ouverture de la première usine d'assemblage de véhicules au Rwanda par Volkswagen. Une usine sud américaine, Positivo-BGH, fabrique des ordinateurs portatifs au Rwanda depuis quelques années.

Enseignement
Les écoles publiques sont obligatoires en principe pour toute la population mais ne peuvent offrir le même salaire que le secteur privé. Donc, tout ceux qui ont un tout petit peu de moyens financiers, même faibles, optent pour le secteur privé. Il y a même plusieurs institutions d'enseignement universitaire qui foisonnent. L'enseignement n'est pas toujours d'aussi bon niveau que les universités officielles. Un de mes anciens élèves de 1967, impliqué dans la direction d'un de ces établissements, m'a expliqué les efforts qu'ils font pour améliorer les qualifications des professeurs. Donc beaucoup de diplômes et une qualité qui s'améliore d'année en année. C'est prometteur pour l'avenir. Mais les diplômes octroyés ne sont pas tous comparables.

Gouvernance
Le Gouvernement rwandais est autoritaire, capitaliste mais efficace. Tous les gouvernements soi-disant socialistes en Afrique m'ont déçu. Sékou Touré en Guinée, Julius Nyerere en Tanzanie, Kenneth Kaunda en Zambie, et Kwame Nkrumah au Ghana n'ont pas généré les résultats escomptés. Au Rwanda, de réels progrès sont visibles. Surtout si l'on compare au Burundi son voisin et jumeau, qui croule sous les problèmes. Durant mon séjour, certains m'ont dit que Kigali avait presque atteint les deux millions d'habitants. Il s'agirait plutôt d'un mythe puisque les chiffres de la Banque Mondiale
http://worldpopulationreview.com/countries/rwanda-population/cities/

1962 2018 Taux croissance
Kigali Rwanda 6 000 745 261 3,1%
Bujumbura Burundi 60 000 331 700 9,0%

Conclusion
Le pays s'est sorti du génocide avec un gouvernement très autoritaire mais extrêmement performant. D'abord constater pourquoi maintenant le Rwanda est parmi les pays les mieux classés en Afrique noire pour la bonne gouvernance mais aussi pour la sécurité et la propreté générale du pays. Les sacs de plastique y sont interdit alors que dans certains pays africains il y en plus accrochés sur les branches d'arbres que de feuille.
Corruption Perceptions Index 2013-2017:

https://www.transparency.org/news/feature/corruption_perceptions_index_2017#table
Country 2017 2016 2015 2014 2013 Moy
Botswana 61 60 63 63 64 62
Rwanda 55 54 54 49 53 53
Senegal 45 45 44 43 41 44
Burkina Faso 42 42 38 38 38 40
Côte D'Ivoire 36 34 32 32 27 32
Tanzania 36 32 30 31 33 32
Niger 33 35 34 35 34 34
Mali 31 32 35 32 28 32
Kenya 28 26 25 25 27 26
Uganda 26 25 25 26 26 26
Cameroon 25 26 27 27 25 26
Burundi 22 20 21 20 21 21
RDCongo 21 21 22 22 22 22
WIKIPEDIA: "Transparency International est une organisation non gouvernementale internationale d'origine allemande ayant pour principale vocation la lutte contre la corruption des gouvernements et institutions gouvernementales mondiaux."
------------------------------------------
J'attire l'attention sur un article, positif pour le Rwanda, mais qui ne tait pas les problèmes en cours :
Au Rwanda, un long et tortueux chemin vers la démocratie - Un texte de Janic Tremblay, à Désautels le dimanche Publié le vendredi 15 juin 2018
http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1107235/rwanda-long-tortueux-chemin-democratie-liberte-presse-surveillance

Le Rwanda a fait des bonds de géant sur les plans économique et humain au cours de la dernière décennie, mais ce n'est pas encore une véritable démocratie. La liberté de parole est limitée et la presse n'est pas vraiment libre. Critiquer les autorités peut avoir des conséquences graves.

« Vous pouvez éteindre votre téléphone, S.V.P.?» La requête de l'invité est polie, mais formulée avec fermeté, sur un ton solennel qui tranche avec la conversation amicale des dernières minutes. En fait, il s'agit plutôt d'un ordre qui ne veut pas dire son nom. Si l'on refuse de s'y plier, il n'y aura tout simplement pas d'entrevue.
L'homme veut bien se confier, mais il redoute que le portable de son intervieweur soit utilisé comme un système d'écoute par les services d'espionnage rwandais. On se croirait dans un roman de John le Carré. Sauf que, à l'évidence, les craintes exprimées n'ont rien de fictif. Le contrôle de l'information est important, ici. Les agents du gouvernement ou les simples indics sont partout.

Les portraits à l'effigie de Paul Kagame se déploient un peu partout au Rwanda : dans les restaurants, les cafés, les hôtels et même les hôpitaux. On réfère souvent au président en parlant de Son Excellence. On l'évoque avec un respect qui frôle parfois la dévotion.
Cela peut se comprendre. L'homme est perçu comme un véritable héros. Personne ici n'a oublié qu'en 1994, la communauté internationale n'a pas levé le petit doigt. Personne n'est venu au secours des Rwandais qui ont péri pendant les 100 jours du génocide : entre 800 000 et 1 million de morts, presque tous exécutés à la machette. C'est Paul Kagame, alors général à la tête du Front patriotique rwandais, qui a arrêté le massacre. Il est aujourd'hui à la tête du pays, et ses initiatives ont transformé économiquement et socialement le Rwanda.

« C'est mon héros personnel!» affirme sans détour Boubacar Boris Diop. L'écrivain sénégalais s'est rendu plusieurs fois au Pays des mille collines. Il y a 20 ans, il faisait partie du groupe d'écrivains africains qui ont revisité le génocide au moyen de la fiction littéraire pour les besoins du projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire». Il en a tiré une oeuvre puissante : Murambi, le livre des ossements. Il a beaucoup d'admiration pour Paul Kagame, qu'il a rencontré à quelques reprises.

Boubacar Boris Diop rappelle aussi le rôle crucial que Kagame a joué dans la mise en place du nouvel ordre qui règne au pays. La société « triethnique» qui a prévalu pendant 63 ans et qui a largement causé le génocide a été jetée aux oubliettes de l'Hhstoire. Au Rwanda, maintenant, on n'est plus Hutu ou Tutsi ou Twa. Les cartes d'identité ne contiennent plus aucune référence ethnique. C'est la vision de Paul Kagame : «Ndi umunyarwanda» (je suis Rwandais).

Le président a aussi poussé le pays vers la modernité en améliorant grandement les infrastructures routières et numériques. Le système de santé comme celui de l'éducation sont en ébullition. Sous sa férule, les projets énergétiques se sont multipliés. Kigali est maintenant une ville sécuritaire, organisée et plus propre que bon nombre de grandes métropoles de la planète. Le tourisme est aussi en expansion. Il faut reconnaître que peu de leaders africains peuvent se vanter d'avoir autant accompli au cours des 10 dernières années. Mais le bilan est en demi-teinte, car il faut aussi considérer le respect des droits de la personne et de la démocratie. Ici, le Rwanda n'a de leçon à donner à personne.

L'impossible opposition
On pénètre dans les locaux du Parti démocratique vert du Rwanda avec l'impression de visiter un organisme communautaire en manque de financement. L'endroit – où tout le brouhaha de Kigali semble s'introduire – est vétuste, peu ou pas climatisé et presque dépourvu de meubles. Manifestement, le parti d'opposition qui a brigué les suffrages lors de la dernière élection ne roule pas sur l'or. Sur place, le chef de la formation, Frank Habineza, critique timidement le gouvernement sur certains enjeux environnementaux. Pour le reste, il est d'une prudence presque suspecte pour un journaliste occidental.
« Le Rwanda vient du génocide. Nous avons beaucoup de sensibilité dans la population. Si nous nous opposons au gouvernement, certains vont penser que l'on veut la guerre, diviser la population et ramener le génocide. Il faut faire preuve de sagesse. La politique doit être constructive et non violente. Si nous confrontons, ce sera difficile. On aura des problèmes», explique Frank Habineza.

Et des problèmes, il y en a eu pour les membres du parti au fil des ans :
- En 2010, le vice-président du parti, André Kagwa Rwisereka, a été trouvé mort, quasiment décapité. Un meurtre qui n'a toujours pas été élucidé.
- Il y a quatre ans, Jean-Damascène Munyeshyaka, un cadre du parti, est disparu sans laisser de trace.
La liste des opposants au pouvoir rwandais qui sont disparus ou morts dans des circonstances nébuleuses a de quoi inquiéter. Sans oublier ceux qui croupissent dans des geôles :
- Victoire Ingabire Umuhoza, qui a tenté de se présenter à l'élection présidentielle de 2010 sans que son parti soit reconnu, a été jugée et condamnée à 15 ans de prison pour « conspiration contre les autorités par le terrorisme et la guerre, minimisation du génocide de 1994 et propagation de rumeurs dans l'intention d'inciter le public à la violence».
- L'opposante Diane Rwigara, candidate indépendante à la dernière présidentielle en 2017, a été accusée d'incitation à l'insurrection, un crime passible de 10 à 15 ans de prison.
Questionné sur tous ces cas, Frank Habineza pèse chacune de ses réponses. Il sait qu'il avance sur un sol miné, et sa frilosité est manifeste.
- La démocratie est un processus qui prend du temps. Il faut être sage et patient. On a participé aux élections présidentielles. C'était difficile pour nous, mais c'était un premier pas.

Difficile : c'est le moins que l'on puisse dire. Le 4 août 2017, le FPR de Paul Kagame a été reporté au pouvoir avec 98,8 % des voix, une victoire obtenue dans un contexte de liberté d'expression ou d'ouverture de l'espace politique très limitée, indique Ida Sawyer, directrice pour l'Afrique centrale à Human Rights Watch.

« La victoire écrasante de Kagame n'est pas une surprise dans un contexte où les Rwandais qui ont osé faire entendre leurs voix ou remettre en cause le statu quo ont été arrêtés, ont été victimes de disparition forcée ou ont été tués, où les médias indépendants sont muselés, et où l'intimidation a muselé les groupes agissant pour les droits civils ou la liberté d'expression», constate Mme Sawyer.

Presse en péril On comprend bien vite les raisons de l'extrême prudence de Frank Habineza. Seulement quelques minutes après avoir quitté son bureau, le téléphone portable, qui s'était avéré jusqu'ici très fiable, cesse de fonctionner. Impossible de passer ou de recevoir des appels à partir du réseau cellulaire du Rwanda; même chose pour les textos. Il faudra recourir à l'application WhatsApp connectée au réseau Wi-Fi de l'hôtel pour communiquer avec le monde extérieur.

Pour le journaliste Anjan Sundaram, il ne s'agit pas du tout d'une coïncidence. Il note que les services secrets rwandais sont très bien formés, notamment par les États-Unis. « C'est très possible que votre téléphone ait été repéré et que vous ayez été mis sous écoute grâce à des logiciels très sophistiqués, développés par des compagnies européennes ou israéliennes.»

- On vous a surveillé. C'est fréquent. Les Rwandais savent d'ailleurs très bien que c'est ce qui arrive aux journalistes étrangers. En conséquence, ils font très attention à tout ce qu'ils vous disent, car pour eux, les conséquences peuvent être très négatives.
Le jeune auteur en connaît un bout sur le sujet. Il a passé cinq ans au Rwanda entre 2009 à 2014. Il y formait des journalistes pour la presse écrite. Il en a tiré un livre intitulé Bad News : derniers journalistes sous une dictature, dans lequel il évoque la destruction de la presse libre et indépendante au Rwanda. Le portrait qu'il dresse du pays de Paul Kagame n'a rien de rassurant.

« Quand j'ai commencé à enseigner aux journalistes du pays, j'ai appris qu'ils subissaient une répression extrême. Petit à petit, chacun de mes élèves a eu des difficultés. Certains ont été emprisonnés. D'autres ont dû fuir le pays. L'un d'entre eux, Jean-Léonard Rugambage, a été tué après avoir critiqué le président», raconte-t-il. « Je connais plusieurs journalistes indépendants de Kigali qui savent très bien que leur pays va mal. Mais ils n'osent pas parler par crainte de représailles. Alors, le message qui domine largement est que le Rwanda est une démocratie, que Paul Kagame est un bon président et que les gens sont libres de s'exprimer. C'est une farce, comme dans toutes les dictatures.»

Le journaliste rwandais Meilleur Murindabigwi dirige le média en ligne IGIHE, qui arrive au quatrième rang des sites les plus consultés au pays. Il affirme qu'il est très possible de critiquer le pouvoir en dénonçant notamment des individus plutôt que des institutions. Il juge aussi que les Occidentaux font des amalgames injustes, même lorsqu'il est question de la réélection de Paul Kagame avec presque 99 % des voix.
« Un étranger va conclure que c'est impossible à réaliser et forcément antidémocratique. Mais Paul Kagame a arrêté le génocide au moment où la communauté internationale restait les bras croisés. C'est grâce à lui et ses troupes si les survivants comme moi sont encore ici. Après le génocide, il a prévu un plan pour que le Rwanda puisse se développer. Le pays est maintenant cité en exemple partout en Afrique. Et on est en train de vivre ça!» lance Meilleur Murindabigwi.

Anjan Sundaram bat en brèche cette version. « Je me souviens d'avoir formé des journalistes d'IGIHE. Ça a eu très vite un grand succès. Je me souviens aussi du moment où l'État s'en est mêlé. La ligne éditoriale a complètement changé, et IGIHE a commencé à recevoir de la publicité des grandes compagnies rwandaises dont les actionnaires sont liés au gouvernement. Une régularisation de la situation, en somme. La fin des critiques à l'égard du gouvernement en échange d'argent, comme dans beaucoup de dictatures.»
De là à conclure que Paul Kagame est digne des pires dictateurs du continent africain, il y a un pas que bien des observateurs sérieux ne franchissent pas. L'écrivain Boubacar Boris Diop reconnaît que l'administration Kagame a fort probablement commis des exactions, notamment l'assassinat de l'ancien chef des renseignements Patrick Karegeya, tué dans sa chambre d'hôtel en Afrique du Sud en 2010.

« Quand on entend les gens parler de Kagame le dictateur, on a l'impression qu'ils parlent de Mobutu Sese Seko, d'Idi Amin Dada ou Jean-Bedel Bokassa. Ce n'est pas vrai! S'il était aussi sanguinaire que ces gens, on l'aurait su. C'est un modèle d'intégrité personnelle. On ne peut pas reprocher à Kagame d'aimer l'argent et de le détourner pour lui comme le font bien des chefs d'État africains», explique Boubacar Boris Diop.

Quelle démocratie?
L'économiste rwandais Ted Kaberuka vient lui aussi à la rescousse de Paul Kagame. Pour lui, le reste du monde juge un peu vite ce qui se passe au Rwanda. Il cite notamment le cas de la Chine, qui n'est pas sur la même longueur d'onde que l'Occident en matière de démocratie, mais qui a réussi à sortir une grande partie de sa population de la misère.
- On peut évidemment débattre longtemps là-dessus. La question, pour moi, c'est de savoir quel système convient le mieux pour chaque État. Les critiques à l'égard de notre pays sont souvent émises par des Occidentaux ou de grandes organisations de défense des droits de l'homme. Cela ne reflète pas nécessairement ce que les paysans ressentent ici.
« Le fait de pouvoir voter pour le candidat de son choix quand on n'a pas accès à l'eau potable ou à des soins de santé universels pour soi et ses enfants, qu'est-ce que ça donne? L'essentiel a été fait ici, soit d'investir dans le développement humain pour améliorer les conditions de vie des citoyens. Pour moi, la démocratie universelle, ça ne va pas marcher ici à court et moyen termes. On peut avoir une opinion différente, mais l'essentiel, c'est de voir que les paysans reçoivent ce dont ils ont besoin», poursuit l'économiste Ted Kaberuka.

L'économiste béninois Lionel Zinsou rappelle lui aussi que la grille d'analyse en ce qui concerne l'état de la démocratie au Rwanda doit obéir à des règles différentes. « Le pays est en redressement d'après-génocide. On est dans une situation tout à fait exceptionnelle. Tout le monde reconnaît par ailleurs que c'est de loin la meilleure administration du continent. C'est le seul pays où tous les ministres et responsables d'administration font l'objet d'un examen annuel sur ce qu'ils ont accompli. Ils sont promus ou quittent le gouvernement selon leurs résultats.»

Comme le disent plusieurs invités et personnes rencontrées au hasard lors de notre séjour au Rwanda, Paul Kagame est probablement le président dont le pays a besoin à ce moment de son histoire. Même le journaliste Anjan Sundaram reconnaît qu'on ne peut pas lui imputer toutes les violations des droits de la personne commises au Rwanda, car certaines sont probablement le fait d'initiatives individuelles."

Tags: Pierre Beemans